Pour Vint Cerf, l’un des pères d’internet, la vie privée est une simple parenthèse historique rendue obsolète par la civilisation numérique avec ses réseaux sociaux omniscients et ses outils de contrôle et de traçabilité.
Les gourous de la Silicon Valley ne font plus aucun cas du droit à l’intimité, au jardin secret, à tout ce qui relève de la « privacy » et qui a pourtant constitué depuis plus de deux siècles l’un des fondements de la démocratie … tout en protégeant jalousement leur propre vie privée !
Tout montrer ?
A mesure que se perfectionnent et se multiplient les technologies invasives (reconnaissance faciale, etc.), que les données personnelles « fuitent », que l’idéologie de la transparence nous pousse à révéler nos moindres faits et gestes, la menace d’une société régie par Big Brother prend forme.
Dans la vie des gens, plus aucune zone d’ombre, nulle pensée secrète. Chacun est invité à se mettre à nu sur les réseaux sociaux et ailleurs …
Big Brother, lui, se retranche dans le secret, mais tout doit être transparent devant lui. C’est le contraire de la démocratie : un pouvoir politique contrôlé et transparent pour les citoyens, qui disposent d’un droit de regard sur l’action publique, mais aussi le droit pour tout individu d’agir et de penser à sa guise dans le respect de son anonymat.
C’est ce pacte séculaire que l’âge numérique menace en empiétant toujours plus sur la sphère de l’intime comme sur la sphère professionnelle avec ses indispensables zones de confidentialité.
Le goût du secret
Faire l’éloge du secret, ce n’est évidemment pas justifier les arcanes du pouvoir, l’opacité des décisions, la diplomatie parallèle, l’action souterraine des services secrets et de la police secrète, ou encore les secrets d’Etat qui permettent de couvrir abus de pouvoir et coups tordus. L’autorité politique doit normalement rendre des comptes, exposer au grand jour ses intentions, éclairer ses décisions, etc.
A l’inverse, il est indispensable que certaines activités privées se voient reconnaître une aire de secret. Le journalisme d’investigation a besoin du secret des sources. Le prêtre réclame celui de la confession. Une enquête judiciaire ne devrait pas être portée sur la place publique. Le secret médical est une condition essentielle de la confiance des patients. Le secret de fabrication est indispensable à l’innovation industrielle, comme l’est le secret des affaires au développement des entreprises et à la vie économique.
Le CAC dans le secret des dieux
Il en va de même de l’activité du commissaire aux comptes, astreint au secret professionnel pour les faits, actes et renseignements dont il a connaissance à raison de ses fonctions (article L 822-15 du Code de Commerce).
Le secret professionnel fait partie de son ADN et de son rôle de tiers de confiance.
C’est une obligation à laquelle il ne peut se soustraire, dont son client ne peut le délier et qui s’impose également à ses collaborateurs. Il lui appartient néanmoins de le partager dans certains cas : avec les juridictions pénales et civiles, l’AMF, Tracfin, le président du tribunal de commerce ou le président du TGI ...
Mais, même partagé, c’est un secret qui doit rester bien gardé. « Motus et bouche cousue », tel est le credo du CAC, guidé par sa déontologie, sa conscience et cette vertu morale et sociale qui s’appelle la discrétion, et qui a d’ailleurs sa place dans son code de déontologie.
On notera qu’un nouveau cas de levée du secret professionnel du CAC a été fixé par la loi de simplification, de clarification et d'actualisation du droit des sociétés du 19 juillet 2019 : auprès de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP) et du juge de l'élection. Attention à ce que la levée du secret ne devienne pas la règle ! Ce qui constituerait un paradoxe à l’heure où la loi Pacte autorise nombre d’entreprises à publier des comptes très simplifiés sinon approximatifs … à rebours de l’injonction contemporaine à la transparence absolue !
« J’ai un goût pour le secret, disait le philosophe Jacques Derrida. Pour moi, exiger que tout soit étalé sur la place publique et qu’il n’y ait plus d’espace intime de délibération est un signe flagrant de totalitarisation de la démocratie. »
Cette valeur démocratique et professionnelle, il convient de la défendre et de la promouvoir de la façon … la moins secrète possible !
Olivier Salustro,
Président de la CRCC de Paris